Avec la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’Europe sort des ténèbres, coupée en deux, entre une zone sous influence américaine, et l’autre sous domination soviétique. La culture américaine parvient à diffuser ses codes à travers tout le continent.
Après la Seconde Guerre mondiale, l’Europe est exsangue. Les aides à la reconstruction sont assorties d’une ouverture des marchés aux biens de consommation américains, mais aussi aux fictions comme le western et, bien sûr, les récits criminels. Relançant la vague des films de gangsters, interrompue par la guerre, le roman et le film Noirs imposent dans toute l’Europe leur style et l’imaginaire hardboiled (durs-à-cuire). L’atmosphère urbaine se réinvente, la violence devient plus franche. Loin des intrigues cérébrales et des univers abstraits des récits à énigmes britanniques, elle manifeste la cruauté d’une société moderne minée de l’intérieur. Cette volonté d’être en prise avec le monde s’exprime dans une écriture (cinématographique ou littéraire) plus nerveuse. Un nouveau langage, le slang, s’impose, et les traducteurs l’adaptent, en l’hybridant volontiers avec les argots nationaux. Les auteurs imitent l’esthétique américaine, à l’instar de Vernon Sullivan (Boris Vian) en France ou de la série des Jerry Cotton en Allemagne. Mais c’est d’Angleterre que viendront les plus américains des auteurs européens : James Hadley Chase et surtout Peter Cheyney avec son héros emblématique, Lemmy Caution.
L’influence dans l’Europe des années 1950 de ces récits criminels témoigne plus largement de mutations qui touchent à toutes les sphères de la vie quotidienne dans des pays qui se reconstruisent. La manière de représenter le monde, de l’affirmer moderne, passe par l’adhésion à l’imaginaire américain. Si les héros européens boivent du whisky, écoutent du jazz et conduisent des voitures puissantes, c’est aussi qu’ils honorent les nouvelles marchandises qui se déversent sur les étals en Europe et l’imaginaire de la consommation qu’elles véhiculent. Ce qui hante les récits, c’est aussi la fascination collective pour l’american way of life, qui bouleverse la manière dont se conçoit l’identité européenne.
Focus
L’esthétique du Noir
Avant de renvoyer à un genre d’intrigue ou à un univers de fiction, le Noir (terme qui s’impose largement en Europe) correspond à une esthétique qui se transpose d’un média à l’autre : le style bref de l’écriture trouve son équivalent dans le montage nerveux du cinéma ; l’évocation des bas-fonds et du monde de la nuit, dans le noir et blanc cinématographique ; et la manière dont le narrateur pose un regard cru sur le monde, dans l’attitude de dur à cuire du héros ; l’ensemble étant sonorisé par la musique jazz.
Le Krimi, le polar allemand !
En Allemagne, le récit criminel (« krimi ») prend souvent la forme de petits fascicules vendus en kiosque, les kriminal hefte. Ils narrent les aventures de détectives américains de pacotille, comme Glenn Collin, Mr Chicago, Kommissar X et surtout Jerry Cotton, dont plusieurs milliers d’aventures sont sorties depuis sa création en 1954, totalisant 850 millions d’exemplaires vendus. La plupart de ces séries exploitent un imaginaire américain marqué par le cinéma Noir (comme en témoignent les couvertures).
Peter Cheyney
Au lendemain de la guerre, le plus fameux auteur « américain » est Peter Cheyney, un… Britannique qui narre les aventures du détective privé Lemmy Caution. Ce qui séduit le lecteur de Cheyney, c’est sa façon de réduire l’Amérique à un fantasme pour Européens. Au cinéma, c’est l’acteur franco-américain Eddie Constantine qui joue un tel rôle de passeur entre les cultures européennes et américaines en incarnant Lemmy Caution ou ses doubles.
Les noirs locaux
Avec la vogue européenne du Noir, on voir surgir toute une série de faux romans américains, écrits par des auteurs sous pseudonyme. En Allemagne, ce sont les Kriminal Hefte. En France, la collection Minuit ou la Série Noire. Acclimatant l’imaginaire aux cultures locales, certains héros ont la double nationalité ou de lointaines origines européennes, comme dans les romans grecs. D’autres, comme Nestor Burma, importent les mœurs américaines en Europe. Tous manifestent l’attraction des modes de vie américains dans une Europe qui rêve de consommation de masse.
Faire américain…en France : la Série Noire
Lorsque Marcel Duhamel lance la Série Noire, il cherche par tous les moyens à donner une couleur américaine à sa collection. Le processus éditorial de traduction, depuis la sélection des textes jusqu’au travail du traducteur en passant par les coupes larges, y joue un rôle important. Ce processus manifeste une volonté d’inventer une américanité fantasmée qui se construit, au fil des traductions, par-delà la spécificité des œuvres.
Un article d’Alistair Rolls, Clara Sitbon et Marie-Laure Vuaille-Barcan, « Disparitions et réapparitions, mort et renaissance : les traductions fantasques de Marcel Duhamel », dans Belphégor, la revue consacrée à l'étude des littératures populaires et de la culture médiatique. https://journals.openedition.org/belphegor/735
Article de Christophe Gelly, « De William Faulkner à James Hadley Chase : appropriation et mutation du genre policier », dans E-rea, la Revue électronique d’études sur le monde anglophone https://journals.openedition.org/erea/482
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