Le roman policier continue d’évoluer, dans un environnement marqué par la guerre froide, le développement de la société de consommation et l’émergence d’une contre-culture. D’un côté comme de l’autre du rideau fer, l’année 68 est l’année de tous les dangers !
Avec la libération des mœurs et la contestation sociale des années 1960 et 1970, le récit criminel devient la caisse de résonance des mutations de la société. La contre-culture qui s’empare du récit criminel à partir des années 1970 est prompte à en exploiter les potentialités critiques : le néopolar en France ou le soziokrimi en Allemagne mettent en évidence la portée politique du genre. La dimension sociale du crime qui avait été progressivement oubliée depuis le XIXe siècle est en particulier réinvestie par toute une génération d’auteurs. Ainsi met-on en avant le caractère structurel de la violence, les rapports de force qu’elle manifeste, les logiques de répression idéologique et morale (y compris sexuelle), enfin la valeur herméneutique de l’enquête, qui dévoile l’inconscient grimaçant de notre modernité.
Dans les productions populaires, ces mutations sociales donnent lieu à un discours équivoque. C’est autour de l’articulation entre sexe et violence (au cœur du genre depuis les scènes de prostitution des mystères urbains jusqu’aux pin-ups des récits hardboiled) que s’enregistrent les transformations culturelles. Les pratiques hédonistes des générations d’après-guerre, les nouveaux modes de vie urbains ou les marginalités sous-culturelles et contre-culturelles sont évoquées dans des récits racoleurs et fantasmatiques, entre exploitation pornographique de la liberté sexuelle et refoulement aux accents sadiques : les femmes violées et torturées des fumetti neri, des gialli et des romans-photos italiens, celles des collections de gare semi-pornographiques à la française et du cinéma d’exploitation manifestent l’ambiguïté des publics de l’époque face aux transformations des mœurs, entre désir et répression. La fascination que suscitent les transformations culturelles dialogue ainsi avec des positions réactionnaires que manifestent les récits de vigilantes ou les poliziotteschi.
Mais on aurait tort d’opposer fictions commerciales, racoleuses et réactionnaires, et productions politiques contre-culturelles. L’époque est au contraire aux échanges constants entre ces deux pôles et à la multiplication des formes hybrides, sous-culturelles, pop, mainstream ou marginales, suivant des modalités qui sont déjà celles des logiques culturelles qui prévaudront à la fin du XXe siècle.
Focus
Le cinéma d’exploitation
Dans les années 1960, se développe un cinéma d’exploitation qui mêle sexe et violence. Le film giallo, en Italie, en est le courant le plus important, avec des films dont l’imaginaire érotique et violent est souvent traité avec un formalisme esthétique qui joue avec les motifs de la culture pop. Mario Bava ou plus tard Dario Argento en sont les représentants les plus fameux. Mais on rencontre aussi ailleurs – en Grande-Bretagne, en Espagne, en France – un tel cinéma d’exploitation, parfois très créatif, souvent racoleur.
Collection populaire et petits formats
À la fin des années 1960, les romans-photos, bandes dessinées et romans de gare profitent de la libération sexuelle pour offrir des récits criminels aux accents pornographiques. En Italie apparaissent ainsi des fumetti neri (bandes dessinées noires) qui décrivent des femmes torturées par des antihéros ultraviolents. En France, « Brigade mondaine » et les romans de sexpionnage associent de la même façon sexe et crimes sadiques. Toutes ces productions manifestent l’ambiguïté des lecteurs face à la libération sexuelle, entre désirs transgressifs et répression violente.
Diabolik
Créée en 1962 et toujours publiée aujourd’hui avec plus de 800 numéros, la série Diabolik est le prototype des fumetti neri. Jugée violente à l’époque (au point de s’attirer les foudres de la censure), elle a connu un nombre incalculable d’imitations (Satanik, Kriminal, Sadik…), mais aussi des versions romanesques et télévisées, et surtout une adaptation cinématographique par le maître du giallo Mario Bava, à l’esthétique psychédélique et à la fantaisie pop.
Néopolar et polar politique
Avec l’avènement des contre-cultures et la crise économique, le roman policier se politise et retrouve cette fonction de discours social qui avait été la sienne au XIXe siècle ou dans le roman noir américain. En France, derrière Jean-Patrick Manchette, des auteurs comme ADG (marqué à droite) ou Frédéric Fajardie lancent la vogue du néopolar à vocation critique, pour lequel le véritable criminel n’est pas le délinquant, mais la société elle-même. C’est à un même mouvement qu’on assiste en Allemagne avec le Soziokrimi. Ailleurs, Leonardo Macchiavelli (Italie) ou, dans une version plus humoristique, Vazquez Montalban (Espagne), explorent grâce à l’enquête la violence politique des années 1970, amorçant le tournant de ce roman policier du côté d’une contre-histoire de la modernité.
Poliziotteschi et politique !
Dans les années 1970, le cinéma se politise également. Manchette est adapté au cinéma par Claude Chabrol, et toute une vague de films exploite la forme policière pour enquêter sur des faits divers politiques, à l’instar de L’affaire Mattei (palme d’or 1972). Dans des formes plus populaires et ultraviolentes, le poliziottesco dénonce la collusion des pouvoirs et du crime dans un discours ambigu aux accents populistes qui s’apparente suivant les cas à une rébellion contre les institutions ou à une valorisation de l’autodéfense.
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