Né au XIXe siècle, le roman policier va évoluer pour adopter les multiples formes qui caractérisent le genre au XXIe siècle.

Les quatre « formes historiques » du roman policier

Le roman policier est un genre littéraire né à la fin du XIXe siècle au moment de la Révolution Industrielle, du peuplement des villes par les masses laborieuses et de la montée de l’insécurité dans les métropoles européennes. Les récits criminels populaires, les mystères urbains, la diffusion de la presse relatant les faits divers romancés et autres formes de récits à énigme font émerger des histoires tragiques sous de nombreuses formes, courtes ou longues et sur différents supports, périodiques, romans-feuilletons etc.

Le polar comme littérature de masse

En 1839, cette littérature populaire criminelle est qualifiée de façon méprisante par le célèbre critique littéraire Charles-Augustin Sainte-Beuve de « littérature industrielle » :

La chose littéraire (à comprendre particulièrement sous ce nom l’ensemble des productions d’imagination et de la littérature d’art) semble de plus en plus compromise, et par sa faute. Si l’on compte çà et là des exceptions, elles vont comme s’éloignant, s’évanouissant dans un vaste naufrage : rari nantes. La physionomie de l’ensemble domine, le niveau du mauvais gagne et monte. On ne rencontre que de bons esprits qui en sont préoccupés comme d’un débordement. […] Depuis la restauration et au moment où elle a croulé, ces idées morales et politiques se sont, chez la plupart, subitement abattues ; le drapeau a cessé de flotter sur toute une cargaison d’ouvrages qu’il honorait et dont il couvrait, comme on dit, la marchandise. La grande masse de la littérature, tout ce fonds libre et flottant qu’on désigne un peu vaguement sous ce nom, n’a plus senti au dedans et n’a plus accusé au dehors que les mobiles réels, à savoir une émulation effrénée des amours-propres, et un besoin pressant de vivre : la littérature industrielle s’est de plus en plus démasquée.

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Ce que constate Sainte-Beuve, au moment où il écrit, c’est le recul de la « chose littéraire » noble, au sens d’élitiste, au profit d’une massification et d’une démocratisation de la littérature : c’est ce qu’il appelle « le mauvais ». Cette « mauvaise » littérature serait sans sens moral ni politique, les idées y auraient été remplacées par le divertissement et « la marchandise ». La littérature industrielle se caractérise par un mouvement « effréné » et « pressant » : elle n’est plus coupée de la vie sociale mais au contraire elle suit l’actualité et les faits divers au rythme hebdomadaire de la presse.

C'est à partir de ce concept de « littérature industrielle » ou de « littérature de masse » que l’historien des idées Tzvetan Todorov théorise une typologie du roman policier dans sa Poétique de la prose en 1971. Dans un passage sur le roman policier, Tzvetan Todorov dégage trois idées séminales pour la théorie du genre. La première est que le genre du roman policier, en tant que littérature de masse, ne fonctionne pas de la même façon que les genres traditionnels de la littérature générale. Face à l’hégémonie des genres littéraires dans la théorie esthétique et à la catégorisation des œuvres en tragédie, poésie lyrique, épopée, les Romantiques refusèrent de se plier aux règles de ces genres classiques. Le chef-d’œuvre romantique devint celui qui brisait les codes et transgressait les normes. Cet idéal du chef-d’œuvre au-delà des genres et des catégories est celui qui prévaut encore aujourd’hui dans la littérature générale. Le chef-d’œuvre créerait ainsi sa propre norme. Au contraire, Todorov explique que, dans la littérature de masse, l’œuvre exemplaire est celle qui se conforme le mieux au cadre générique : un bon roman policier est un roman prototypique des règles du genre. Cette distinction repérée par Todorov entre littérature générale et littérature de masse alimente encore aujourd’hui les discussions dans le champ universitaire.

Roman à énigme et roman noir

La seconde idée de Todorov concerne la structure narrative du roman policier qui est construite, selon lui, sur une « double histoire ». Dans le roman policier traditionnel, une première histoire, qui précède l’histoire racontée dans l’intrigue, est cachée dans la narration : c’est l’histoire du crime lui-même. Quand on arrive dans l’intrigue, il s’est déjà déroulé un crime et le cadavre prouve qu’il s’est déjà passé quelque chose. Cette première histoire est momentanément dérobée au.à la lecteur.trice ou au.à la spectateur.trice et recouverte par la seconde histoire – celle que l’on nous raconte dans le roman – à savoir la reconstitution des événements antérieurs par le.la détective. Cette temporalité récursive d’une remontée vers le mobile et le coupable du meurtre est caractéristique de ce que Tzvetan Todorov appelle « le roman à énigme ». Dans le « roman à énigme » (appelé whodunit en Angleterre), le mystère réside précisément dans l’absence de la première histoire qui relaterait le crime. Les romans d’Agatha Christie sont sans doute les exemples les plus célèbres de ces « romans à énigme », qui s’achèvent en apothéose par la révélation finale de l’identité du criminel, la première histoire enfin racontée à l’assemblée par le détective Hercule Poirot.

La troisième idée de Todorov est précisément de distinguer ce « roman à énigme » d’une autre « forme historique » du roman policier qu’est le « roman noir », né aux États-Unis dans les années avant la Seconde Guerre mondiale. La critique universitaire a coutume de faire remonter l’apparition de la catégorie de « Noir » aux critiques de cinéma de Nino Frank dans la revue L’Écran français, et de Jean-Pierre Chartier, dans La Revue du cinéma. Ces deux critiques auraient été les premiers à utiliser cette étiquette générique pour qualifier, après la Seconde Guerre mondiale, en 1946, tout un corpus filmique étasunien allant de Double Indemnity de Billy Wilder (1944) à The Postman Always Rings Twice de Tay Garnett (1946). C’est l’éditeur Marcel Duhamel qui reprend la catégorie de « Noir » pour qualifier les romans policiers étasuniens arrivés sur les côtes françaises dans les poches des Marines et des soldats alliés au moment de la Libération en 1945. Duhamel se met à traduire et à publier ces romans en France dans la « Série Noire », collection qu’il fonde chez Gallimard en 1945. Dans le roman noir, la double temporalité repérée dans le roman à énigmes n’existe pas puisque « le récit coïncide maintenant avec l’action », comme le précise Todorov. Le mystère et l’absence ne sont plus au cœur des préoccupations du.de la lecteur.trice : ce.tte dernier.e ne s’exerce plus à un jeu intellectuel déductif mais se laisse au contraire emporter dans les péripéties du détective dur-à-cuire. Cette forme du « récit d’action criminel » existe depuis premiers les années 1920 aux États-Unis, notamment avec les Nick Carter et dans le thriller d’entre-deux-guerres. Mais c’est l’éditeur français Marcel Duhamel qui formalise cette esthétique mâtinée de violence et d’action dans le pacte de lecture qu’il propose pour la collection « Série Noire » en 1948 :

Que le lecteur se méfie : les volumes de la Série Noire ne peuvent pas sans danger être mis entre toutes les mains. L'amateur d'énigmes à la Sherlock Holmes n'y trouvera pas souvent son compte [...] Le détective sympathique ne résout pas toujours le mystère. Parfois, il n'y a pas de mystère. Et quelquefois même, pas de détective du tout. Mais alors ?... Alors, il reste de l'action, de l'angoisse, de la violence – violence sous toutes ses formes et particulièrement les plus honnies – du tabassage et du massacre.

Deux formes moins connues : le thriller et le roman d’espionnage

Enfin, Todorov identifie un troisième sous-genre du roman policier, qui combinerait à la fois le mystère du roman à énigme et l’action du roman noir et qui serait « le roman à suspense ». Ce genre est rapproché du thriller par les universitaires, roman de l’angoisse (thrill en anglais) qui met souvent en scène des huis-clos psychologiques, des dédoublements de personnalités, des enlèvements d’enfants ou des meurtres de tueurs en séries.

On retrouve aujourd’hui, dans la plupart des manuels sur l’histoire du roman policier, la tripartition établie par Todorov entre roman à énigme, roman noir et roman à suspense. On la retrouve notamment chez Yves Reuter, dans son ouvrage didactique publié par Nathan, Le Roman policier (1997). Le Polar pour les nuls (2010) de Marie-Caroline Aubert et Natalie Beunat commence par une typologie axée sur le roman noir et « le roman de détection », autre nom du roman à énigme. Quant à Marc Lits, il intègre les trois catégories dans Le roman policier : introduction à la théorie et à l’histoire d’un genre (1993), auxquelles il ajoute une quatrième catégorie : le roman d’espionnage. Le roman d’espionnage est une catégorie spécifique de romans policiers très ancrée dans le contexte de la Guerre Froide. Comme la remarque avec justesse Tzvetan Todorov, ces catégories du policier sont en fait des « formes historiques » qui naissent aux XIXe et XXe au sein d’aires culturelles, de contextes politiques et de régimes médiatiques très différents.

BIBLIOGRAPHIE :

  • Charles-Augustin Sainte-Beuve, De la littérature industrielle, Paris, Éd. Allia, 2013 [1839]
  • Tzvetan Todorov, Poétique de la prose, Paris, Éd. du Seuil, 1971
  • Marc Lits, Le roman policier : introduction à la théorie et à l’histoire d’un genre, Liège, Éd. du CÉFAL, 1993
  • Yves Reuter, Le roman policier, Paris, Coll. « 128 », Nathan, 1997
  • Marie-Caroline Aubert et Natalie Beunat, Le Polar pour les nuls, Paris, Éd. First, 2010

Vidéos en ligne


Interview de l’éditrice Marie-Caroline Aubert, à la libraire Gibert Joseph en 2015. Co-auteure Le Polar pour les nuls, 2010.


Interview par Alain Chêne de Natalie Beunat, traductrice de Dashiell Hammett, Co-auteure Le Polar pour les nuls, 2018.


Émission L’écran Témoin, interview de l’auteur Maurice Dantec, sur « le polar et les tueurs en série », 1998.


Conférence sur « Le roman noir » en 2016, par Claude Mesplède, directeur du Dictionnaire des littératures policières, spécialiste de la Série Noire.

Lectures en ligne

Sainte Beuve, « De la littérature industrielle », éditions anniversaire 1829-2009, texte de 1839.
https://www.revuedesdeuxmondes.fr/article-revue/de-la-litterature-industrielle-2/

Tzvetan Torodorv, La typologie du roman policier, le genre policier ne se subdivise pas en espèces. Il présente seulement des formes historiquement différentes. 1971.
https://blogs.commons.georgetown.edu/fren-482-spring2016/files/2016/01/Typologie-du-roman-policier.pdf

Jean-Pierre Esquenazi, « L’invention française du film noir » in Le texte critique, sous la direction de Marion Chenetier-Alev et Valérie Vignaux, pp337-350, Presses universitaires François-Rabelais, 2013
https://books.openedition.org/pufr/7562?lang=fr

Marcel Duhamel formalise l’esthétique mâtinée de violence et d’action de sa collection « Série Noire », en 1948
http://www.gallimard.fr/Divers/Plus-sur-la-collection/Serie-noire/(sourcenode)/116270

Article d’Yves Reuter, « L’étrange disponibilité du roman policier », in Revue critique de fixxion française contemporaine, 2012.
http://www.revue-critique-de-fixxion-francaise-contemporaine.org/rcffc/article/view/fx10.02/979

Interview de Georges Rieben, fondateur du Prix Mystère de la Critique.
http://leslecturesdelonclepaul.over-blog.com/article-georges-rieben-un-entretien-avec-le-createur-du-prix-mystere-de-la-critique-119300356.html

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