L’univers des séries télévisées concerne désormais tous les genres, et l’expansion de la fiction criminelle nécessite une enquête approfondie !

Comme le notent Pierre Beylot et Geneviève Sellier dans l’introduction de l’ouvrage collectif sur Les séries policières (2004), actes d’un colloque sur le sujet ayant eu lieu en 2002 à l’Université Bordeaux-Montaigne, l’enjeu d’étudier les séries télévisées tient d’abord de leur « expansion » énorme dans la culture médiatique ces dernières décennies. Cet objet, jusqu’ici considéré uniquement comme du divertissement, gagne en légitimité et transcende finalement les « clivages traditionnels entre culture d’élite et culture de masse ». L’ouvrage démontre d’ailleurs l’importance des approches possibles pour l’analyse du phénomène des séries télévisées policières.

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Série ou feuilleton : le fonctionnement narratif des séries télévisées

La première approche s’intéresse au fonctionnement narratif des séries télévisées. On classe traditionnellement les séries en deux catégories : celles qui répondent à un schéma sériel et celles qui fonctionnent selon un schéma feuilletonnant. Les fictions sérielles déclinent à l’infini un prototype de départ sans modification ou presque de l’univers fictionnel et selon un schéma récurrent. Ces fictions sérielles proposent des épisodes clos sur eux-mêmes dans lesquels le héros n’évolue pas et ne vieillit pas d’un épisode à l’autre (on pense par exemple à des héros comme James Bond ou le commissaire Rex). Au contraire les séries feuilletonnantes proposent des variations sémantiques, temporelles, narratives ou spatiales : ce schéma joue donc sur l’impatience du.de la spectateur.trice qui veut connaître la suite de l’histoire. Ces deux pôles s’hybrident cependant dans les séries contemporaines « vers un compromis presque parfait entre la série et le feuilleton » (Stéphane Benassi). Guillaume Soulez remarque que le plaisir de visionnage d’une série est alors fondé, du côté de la réception, sur une « esthétique de la différence, à l’intérieur de l’éternel retour du même ».

À partir de ces analyses universitaires et formelles, on comprend que la série télévisée n’est plus uniquement considérée comme un produit standardisé soumis aux diktats des programmateurs et des annonceurs mais comme un art de l’innovation et de la variation scénaristique. Ce compromis entre série et feuilleton est notamment rendu possible par le développement de la technique scénaristique des « arcs narratifs », les « storylines » : par exemple, un premier arc, une première histoire, peut-être bouclé à chaque épisode, un second arc s’étendra sur plusieurs épisodes et un troisième arc ne se clôturera qu’à la fin de la saison. Si les techniques scénaristiques et narratives sont communes, il existe cependant de nombreuses appellations et « modèles » de séries différents : le téléfilm, le feuilleton, la série, la saga, le cop show, le sitcom, le soap opera, la telenovela etc. Ces « modèles » prennent bien souvent en compte des critères génériques : le sitcom relèvera de l’humoristique, le soap opera de la romance alors que le cop show sera associé au polar (Jean-Pierre Esquenazi).

Du côté de la production : esthétique documentarisante et authorship

La seconde approche pour l’étude des séries télévisées est centrée sur la production même des fictions policières aussi bien du côté des industries culturelles que du côté du rendu esthétique. François Jost souligne l’importance de la série comme outil de fidélisation des téléspectateur.trice.s par un rendez-vous hebdomadaire. Cette fidélisation se joue notamment par la « promesse de réalisme » annoncée par les discours d’escorte des chaînes et des annonceurs mais aussi par la recherche de l’immersion des téléspectateur.trice.s permise par des valeurs telles que la « quotidienneté » et l’« humanité » véhiculées par les héros sériels. La fiction policière doit être « accessible », en lien avec l’actualité et travailler une esthétique « documentarisante ».

Les études des stratégies de communication des chaînes soulignent par ailleurs la tendance de plus en plus auctorielle des séries télévisées. Là où les séries furent pendant longtemps un produit de consommation créé par des producteurs et des pools de scénaristes travaillant presque à la chaîne, on observe aujourd’hui un basculement vers ce que Marie-France Chambat-Houillon appelle l’« autorship », c’est-à-dire la création d’une série autour d’une figure centrale, souvent un.e scénariste unique, se rapprochant ainsi du fonctionnement du cinéma d’auteur. En France, Hugues Pagan est l’un des exemples de ce tournant auctorial : ancien flic, auteur de polar et scénariste de la très populaire fiction policière historique Nicolas Le Floch (2008-2017), Pagan participe de la légitimation progressive du support télévisuel. Aux États-Unis, ces figures centrales sont appelées des showrunners. Le journaliste Brett Martin démontre dans Des hommes tourmentés : le nouvel Âge d’Or des séries, comment, dans les années 2000, des showrunners comme David Chase (Les Soprano), David Simon (The Wire) ou Matthew Weiner (Mad Men) ont conféré aux séries télévisées une profondeur et une qualité narrative et visuelle particulièrement développées pour des productions de divertissement (notamment au sein de la chaîne HBO).

Les séries, miroir des imaginaires collectifs

La troisième perspective, plus proche des Cultural Studies, observe comment les fictions télévisées policières suivent des évolutions de la société à travers les thématiques qui les travaillent, se faisant ainsi le reflet des « imaginaires collectifs » (Benedict Anderson) et des identités culturelles. Geneviève Sellier démontre par exemple l’émergence d’héroïnes femmes dans les séries françaises des années 1990 notamment dans Une femme d’honneur (1996-2008)et Julie Lescaut (1992-2014). Les femmes détectives sont aussi de plus en plus présentes dans les séries télévisées contemporaines : par exemple dans The Killing (US), Homeland (US), Tunnel (Fr-UK), Top of the Lake (NZ), Broadchurch (UK), Alias (US), The Fall (US), Bron (SW), etc. Sarah Sepulchre remarque quant à elle l’émergence d’une logique de groupe et du « héros multiple » qui succède à la logique du héros unique dans le cas des séries comme Le Caméléon ou PJ ou dans des séries qui valorisent des duos ou trios d’inspecteur.trice.s. Cet « héroïsme partagé » a plusieurs avantages narratifs : il permet d’incarner plusieurs points de vue – et donc plusieurs modes d’identification – et de développer plusieurs intrigues concomitantes.

On remarque deux tendances centrales des fictions policières actuelles : les séries centrées autour de la « psychologie criminelle » avec l’apparition de personnages de profilers dans des séries comme Criminal Minds (2005-), Mentalist (2008-2015), Profilage (2009-)ou Hannibal (2013-2015), séries psychologiques qui s’opposent aux séries mettant en avant le modèle de la police ou de la brigade scientifique, telle que nous l’avons identifiée. « L’enquêteur scientifique marque le triomphe de l’objectivité face à la subjectivité du profiler » écrit Maud Desmet dans Confessions du cadavre. Autopsies et figures du mort dans les séries et films policiers. Desmet se penche en particulier sur les séries télévisées criminelles en contexte « médico-légal » comme Bones (2005-17), toutes déclinées du modèle séminal des Experts/CSI : Crime Scene Investigation (2000-15). Desmet démontre que les scènes d’autopsies sont de plus en plus courantes jusqu’à devenir le lieu même de révélation du criminel. Les crime labs ne sont plus des espaces confinés mais des lieux vitrés et panoptiques où tout se voit : la mort se fait spectacle et le langage scientifique fonctionne comme un code magique capable de tout résoudre.

Perspectives médiatiques et marketing

Enfin, l’histoire médiatique et marketing, telle qu’elle est présentée dans European Television Crime Drama and Beyond (sous la dir. de K. T. Hansen, S. Peacock et S. Turnbull), constitue le dernier angle pour étudier les fictions policières. Cet ouvrage collectif met l’accent sur l’étude des marchés des fictions policières par région ou par pays : on y trouve notamment des analyses des marchés flamand, allemand, espagnol et nordique. Comme l’écrivent les éditeurs en introduction de l’ouvrage : « [Les séries criminelles] servent régulièrement de loupe à travers laquelle on observe les problématiques locales, nationales et transnationales qui prévalent dans la société ». L’approche géocritique (Bertrand Westphal) ainsi que la perspective des échanges culturels prévalent dans cet ouvrage qui circonscrit la place des fictions noires européennes sur le marché international.

Les contributeur.trice.s font plusieurs études de cas pour démontrer et expliquer les différences de succès ou de public entre différentes fictions policières. Ils montrent par exemple comment la série britannique Inspecteur Barnaby/Midsomer Murders (1996-)attire un public international très large et depuis très longtemps alors que des séries du câble étasunien comme The Wire (2002-08)ou True Detective (2014-) connaissent surtout un succès critique. Certaines séries produites dans des contextes nationaux, comme Tatort (1970-)et Der Alte (1976-) en Allemagne, sont extrêmement populaires dans leur pays d’origine  mais ne parviennent pas à capter l'attention internationale malgré quelques exportations, alors que l’influence du Noir scandinave de séries comme The Killing (2007-12) et The Bridge (2011-18) ne cesse d’attirer les marchés internationaux et influencent même l’esthétique de séries d’autres pays comme Broadchurch (2013-), Hinterland (2013-) ou Shetland (2013) au Royaume-Uni. Ces logiques de marché, entre global et local, deviennent l’entrée privilégiée des études universitaires sur les séries télévisées ces dernières années.

BIBLIOGRAPHIE

  • Pierre Beylot, Geneviève Sellier (sous la dir. De), Les séries policières, Coll. « Les médias en actes », L’Harmattan Ina, 2004
  • Maud Desmet, Confessions du cadavre. Autopsie et figures du mort dans les séries et les films policiers, Coll. « Raccord », Ed. Rouge Profond, 2016
  • Brett Martin, Des hommes tourmentés. Le nouvel Âge d’Or des séries : des Soprano et The Wire à Mad Men et Breaking Bad, Éd. de la Martinière, 2014
  • Kim Toft Hansen, Steven Peacock, Sue Turnbull (sous la dir. De), European Television Crime Drama and Beyond, Coll. « Palgrave European Film and Media Studies », Palgrave MacMillan, 2018

 

Vidéos en ligne


Générique de Rex, chien flic (Kommissar Rex ou Il Commissario Rex), saison 18. Exemple type de schéma sériel où le héros, canin en l’occurrence, ne vieillit par d’une saison à l’autre.


Interview, par Question d’Actu, émission de l’université d’Evry, de Brigitte Gauthier, spécialiste en scénario et série TV, sur la construction d’une série.


Tutoriel par Educational Tutorials, expliquant la construction d’une histoire (2016).


Bande-annonce, VOSTA, de la série Nicolas Le Floch, série policière historique française adaptée par l’auteur de roman policier Hugues Pagan, d’après les romans de Jean-François Parot, 2010.


Conférence par Television Academy sur les showrunners et le modèle Netflix, 2014.


Générique de la série Julie Lescaut, en 1992 en France, première femme commissaire à mener des enquêtes policières à la télévision.


Générique de la série française P.J. (police judiciaire), en 1997, exemple de série aux multiples personnages permettant de développer de nombreuses intrigues.

Lectures en ligne

Entretien avec Jean-Pierre Esquenazi, réalisé par Stéfany Boisvert, « Des séries de mouvements aux images du temps dans les séries, ou l’art d’analyser les fictions audiovisuelles. » in Communiquer, 23 | 2018, pp 121-136.
https://journals.openedition.org/communiquer/3278

Article de Claire Cornillon « Définitions et typologie des formes de récits sériels audiovisuels. » in Épisodique, 2017.
https://episodique.hypotheses.org/13

Article de Stéphane Benassi, « Sérialité(s) et esthétique de la fiction télévisuelle. », in Belphégor, 2016.
https://journals.openedition.org/belphegor/770

Article de Pascale Vergereau sur « David Chase, le "parrain des séries", évoque les coulisses des Soprano », parle du métier de showrunner, in Ouest France, 2016.
https://www.ouest-france.fr/medias/television/series/david-chase-le-parrain-des-series-evoque-les-coulisses-des-soprano-4172193

Article de Samuel Blumenfeld, « Au pays des showrunners », in Le Monde, 2019.
https://www.lemonde.fr/m-le-mag/article/2014/11/07/au-pays-des-showrunners_4520285_4500055.html

Article Nathalie Silbert, « Les showrunners, inventeurs en séries », in Les Échos, 2019.
https://weekend.lesechos.fr/business-story/enquetes/0600977719918-les-showrunners-inventeurs-en-series-2256338.php

Sarah Sépulchre, Décoder les séries télévisées, De Boeck Supérieur, 2017
https://www.decitre.fr/media/pdf/feuilletage/9/7/8/2/8/0/7/3/9782807308176.pdf

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