L’indice dans le roman policier, un fil ténu suivi par le détective dans le labyrinthe de l’enquête, et qui mène droit au Minotaure…

Une analyse sémiotique de l’indice

L’indice, dans le roman policier d’énigme ou de détection, est une trace, le signe du passage de quelqu’un.e, le signe d’un passé oblitéré, flou et incertain. L’indice est un élément essentiel dans la résolution de l’intrigue puisque le.la meurtrier.e ne peut commettre le crime « sans laisser de trace ». Ces indices sont le signe du passage et de l’identité du criminel mais ils sont si minuscules que l’on se demande comment ils peuvent permettre au.à la détective de reconstituer l’histoire du crime. Ce peut être un cheveu, une empreinte digitale, un mouchoir laissé là. Le caractère essentiellement résiduel, ténu, pauvre, éphémère de la trace entre en contradiction totale avec le rôle essentiel que revêt l'indice dans l'avancée de l'enquête et la construction du roman policier d'énigme. Comment les architectures théoriques de reconstitutions finales d'un Hercule Poirot ou d'un Sherlock Holmes peuvent-elles tenir sur des bases aussi fluettes et friables ? De nombreux universitaires et sémioticien.ne.s, spécialistes des signes, se sont penché.e.s sur le statut de l’indice comme trace : est-il une preuve suffisante, un signe plein ou simplement un signe creux et vide de sens ?

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L’indice comme preuve et signe plein

L’historien italien Carlo Ginzburg, dans Mythes, emblèmes et traces montre comment, à la fin du XIXe s, se met en place ce qu'il appelle un « paradigme indiciaire » à partir de la méthode développée par l'historien de l'art Giovanni Morelli. Cette « méthode morellienne » d’analyse de tableaux consistait à repérer des détails révélateurs – par exemple la forme d'une oreille propre à Botticelli – pour parvenir ainsi à attribuer certaines toiles. Ce n’est plus la composition globale que l’on observe mais certains effets de style minimes qui sont privilégiés. Cette méthode a notamment inspiré l’analyse psychanalytique freudienne qui s’intéresse à des « petits gestes inconscients » et révélateurs de la personnalité du.de la patient.e. Dans Le Moïse de Michel-Ange, Freud prend l’exemple de Morellien expliquant qu'il faut« deviner les choses secrètes et cachées à partir de traits sous-estimés ou dont on ne tient pas compte, à partir du rebut – des déchets – de l'observation ». Freud insiste sur le caractère a priori négligeable des indices tels qu'ils sont présentés par le critique d'art. Ce « paradigme indiciaire » découvert par Ginzburg se retrouve dans la critique d’art, la psychanalyse et le roman policier entre la fin du XIXe s et le début du XXe s.

Dans la nouvelle La Boîte en carton de Sir Arthur Conan Doyle, parue en 1893 dans Strand Magazine, Sherlock Holmes reçoit par la poste des oreilles coupées de déposées dans un carton. Holmes analyse de près cet emballage et repère plusieurs indices : la ficelle effilochée qui entoure le paquet, l'odeur évanescente de café du papier d’emballage, le gros sel sur lequel repose les oreilles coupées – oreilles qui rappellent d’ailleurs l’exemple des oreilles de Botticelli. L'incrédulité de l’Inspecteur Lestrade de Scotland Yard face à cette démonstration révèle l’incapacité de celui-ci à lire et à interpréter les signes et les indices, contrairement à Holmes. Ce dernier remarque aussi la particularité de l'écriture et les ratures inscrites sur l'adresse du paquet. On entre ici résolument dans le domaine de la graphologie et de la sémiotique, qui est la science des signes. La mention de « deux traces nettes d'un pouce sous l'angle gauche » relève presque de l’oxymore dans l’expression « traces nettes » puisque, par définition, une trace est indistincte et peu précise. À une époque où se met en place l'identification judiciaire par la méthode anthropométrique de Bertillon et la technique de relevé des empreintes digitales, ces traces constituent donc des preuves solides pour l'enquêteur. L’indice chez Conan Doyle, et dans l'analyse de Ginzburg, est donc une preuve pleine et entière qui permet de mettre l'enquêteur sur une piste sûre et d’identifier la personnalité du.de la criminel.le. Mais si la trace est certes la preuve d’une présence et d’une identité, elle se caractérise aussi par son incomplétude, son apparence ténue et son sens fugace.

L’indice comme « détectande » vide de sens

Dans son ouvrage Agatha Christie et l'écriture du crime, Annie Combes reconsidère le statut de l'indice dans le roman policier d'énigme et en offre une toute autre vision que celle qu'en propose Carlo Ginzburg. Alors que les deux ouvrages, celui de Ginzburg et celui de Combes, sont publiés la même année, en 1989, ils offrent cependant deux visions contradictoires de l'indice. La vision de Combes s'oppose à celle de Ginzburg de deux manières. D'abord, Combes dénie aux traces mentionnées par Ginzburg leur caractère d’indice, qu’elle appelle « détectande » :

Il ne serait pas correct d'employer le terme de « détectande » à propos des « traces » mentionnées dans les nouvelles ou romans du XIXe s : empreintes, regards, cheveux, débris terreux ou sanglants... Le but d'auteurs tels que Poe ou Doyle n'était pas d'insérer des signes de la vérité, mais de préserver le mystère le plus longtemps possible. Les traces lacunaires et parcimonieuses qu'ils mentionnent stigmatisent le passage du criminel, mais ne suffisent pas à construire son identité.

D'après Combes, les traces dans les récits Sherlock Holmes ne sont que des vestiges d’un passé et des marques d’un passage mais ils n'amènent aucune signification particulière quant à l'identité du criminel. Plutôt que chez Edgar Poe ou Arthur Conan Doyle, c’est chez Agatha Christie que Combes voit toute la subtilité de l'indice dans le roman d'énigme. Chez Christie, chaque élément, chaque objet, chaque témoignage peut-être soit un indice déterminant pour l’enquête soit un leurre pour le.la lecteur.trice. Combes explique que tout le problème et la saveur du détectande est qu'il ne se définit comme véritable indice révélateur que par une relecture a posteriori : celle du génial Hercule Poirot à la fin du roman.  C'est pourquoi Annie Combes propose une autre terminologie pour ces éléments textuels qui parsèment le roman policier de détection : « J'appelle détectande un fragment du livre (un mot, une phrase...) qui peut virtuellement être interprété comme un indice ou un leurre […] Pour les discerner, le lecteur doit avoir l'étoffe d'un sémiologue ». La mention de la sémiologie est très importante car elle fait de l'indice un signe coupé en deux constitué d’une forme, un signifié visible et tangible, et d’un sens, un signifiant encore incertain soumis à la double interprétation du.de la lecteur.trice et de l'enquêteur.trice. Un signe creux donc. Pour démontrer l’ambiguïté du détectande, Annie Combes prend l’exemple du roman Les Pendules d’Agatha Christie. Dans ce roman, un cadavre est retrouvé par une dame aveugle, Miss Pebmarsh, dans un salon, entouré d’une multitude de pendules. Le titre du roman ainsi que le handicap du seul témoin de la scène et la présence de mystérieuses pendules arrêtées sur 4h13 semblent ne pouvoir revêtir qu’une signification particulière alors qu’en réalité ce sont des leurres qui ne joueront aucun rôle véritable dans la reconstitution de l’enquête.

Reprenant les analyses de Combes sur le détectande, Pierre Bayard pousse l'analyse encore plus loin pour observer la réversibilité totale du statut de l'indice dans Le Meurtre de Roger Ackroyd d'Agatha Christie. Dans son ouvrage Qui a tué Roger Ackroyd ?. Bayard se lance dans une entreprise passionnante : relire le chef d'œuvre d'Agatha Christie en essayant de découvrir le véritable coupable du meurtre de Roger Ackroyd. Bayard part du postulat de refuser la solution proposée par Poirot dans l'excipit du roman. Il mène donc une contre-enquête en reprenant les indices les uns après les autres, en étayant une lecture alternative des mêmes signes pour proposer finalement une solution plus satisfaisante encore que celle de Poirot. Bayard tire trois conclusions passionnantes de cette expérimentation littéraire. La première porte précisément sur la versatilité de l’indice dans la fiction policière :

Les romans policiers d'Agatha Christie montrent bien à l'œuvre la difficulté d’interpréter, qui est d'abord la difficulté à décider de ce que l'on interprète.[…] Il en va ainsi des traces laissées par les chaussures de Paton ou le coup de téléphone à Sheppard, qui seront vraisemblablement des indices dans toutes les lectures, mais ne porteront pas les mêmes significations.

La seconde conclusion est centrée sur la structure même du roman policier d'énigme qui se caractérise, selon Bayard, par un premier mouvement d'ouverture du sens, puis un second moment de sélection des indices et enfin un dernier moment de verrouillage de la solution. Le tri drastique des indices se transforme ainsi en une seule solution imposée par la vision du.de la détective, et donc de l'auteur.trice. Bayard suppose donc qu'Agatha Christie se serait « trompée » de coupable : il reprend les indices du premier moment d'ouverture mais les réorganise selon sa propre interprétation. La troisième conclusion de Bayard concerne le statut même de la fiction policière qui fait du.de la lecteur.trice un.e co-producteur.trice du sens du texte. Bayard s'inspire ici des analyses d'Umberto Eco dans Lector in fabula pour qui le.la lecteur.trice modèle est celui.celle qui participe à la construction du texte. Bayard met ici en application concrète la thèse d'Eco et démontre magistralement que le texte n'est rien sans l'interprétation qu'en fait le.la lecteur.trice : « Ce qui apparaît clairement ainsi, c'est que l'indice est moins un signe déjà présent qu'un signe qui se constitue après coup dans le mouvement herméneutique de l'interprétation. […] En cela, l'indice préexiste moins à l'interprétation qu'il n'en est le produit ».

De l’euphorie au délire paranoïaque

D'après Bayard, Hercule Poirot dans Le Meurtre de Roger Ackroyd fait une mauvaise lecture, une lecture délirante des faits qui le mène à l’accusation hâtive du Dr Sheppard. Le problème d'une lecture trop enthousiaste des indices mène à ce que Bayard appelle « une folie interprétative ». Pour Bayard, Poirot entretient un « rapport falsifié […] avec la réalité » combiné à un intense « sentiment de conviction ». Poirot plie toutes les informations et tous les indices vers une solution préétablie dans une « fausse cohérence »qui met en cause la limite entre normalité et folie. Bayard montre par exemple à quel point Poirot privilégie de manière obsédante des détails infimes dans un « délire cohérent » qui s’inscrit dans un « excès d'interprétation ». Dès lors, comme l'écrit Bayard, « le délirant vit en quête d'une réalité située au-delà des apparences ».

Cette forme de réalité sous-jacente de l'interprétation qui deviendrait plus réelle que la réalité du texte, ou de la vie, est reprise par Luc Boltanski dans son ouvrage Énigmes et complots, une enquête à propos d'enquêtes. Boltanski démontre dans cet essai littéraire et politique qu'il existe depuis le début du XXe une « fascination que les procédures d'enquête semblent presque subitement exercer à l'époque où nait le roman policier ». D’après Boltanski, le XXe s est donc caractérisé par un paradigme de l’indice et de l’enquête ainsi qu’une fascination du public pour les toutes formes du complot et de l'énigme. L’enquête devient une forme structurante des imaginaires collectifs. À partir d'études liminaires sur Chesterton, Conan Doyle et Simenon, Boltanski observe le fonctionnement paranoïaque du roman policier, et l’applique à la société en général. La fiction policière tente de déceler une réalité plus réelle et plus essentielle qui serait dissimulée sous une réalité fictionnelle. Dès lors, l’espace devient absolument signifiant et chaque élément est transformé en indice ou en preuve, logique paranoïaque qui mène aux théories du complot. Pour Boltanski, cet espace du roman policier qui ne laisse aucun indice au hasard déteint sur l’espace social et les imaginaires collectifs.

BIBLIOGRAPHIE

  • Pierre Bayard, Qui a tué Roger Ackroyd ?, Paris, Éd. de Minuit, 1998
  • Luc Boltanski, Énigmes et complots, une enquête à propos d'enquêtes, Paris, Gallimard, 2012
  • Annie Combes, Agatha Christie et l'écriture du crime, Paris, Impressions Nouvelles, 1989
  • Umberto Eco dans Lector in Fabula, Paris, Éd. Grasset et Fasquelle, 1979
  • Sigmund Freud, Le Moïse de Michel-Ange : et autres essais, Paris, Points, 2016 [1914]
  • Carlo Ginzburg, Mythe, emblème et trace : morphologie et histoire, Paris, Flammarion, 1989

Vidéos en ligne


Explication sur « Le Moïse de Michel-Ange de Freud » par le psychologue Serafino Malaguarnera. 2018


Interview de Sylvie Catellin de l’université de Versailles, sur le thème « Psychanalyse et paradigme indiciaire », sur moocdigitalparis, 2016.


Interview de Pierre Piazza, par le site criminocorpus, « Alphonse Bertillon, inventeur de la police scientifique ». 2016


Criminocorpus propose le premier musée nativement numérique dédié à l’histoire de la justice, des crimes et des peines.


Interview de Pierre Bayard par Christine Marcandier, de Diacritik, « La vérité sur Dix petits nègres. », 2019.


Interview de Luc Boltanski par la librairie Mollat, à propos de son livre « Énigmes et complots, une enquête à propos d'enquêtes ». 2012

Lectures en ligne

Article sur l’usage de l’analyse morellienne dans l’expertise d’œuvres d’art, sur Art experts.
https://www.artexpertswebsite.com/francais/lanalyse-morellienne/

Le Moïse de Michel Ange, par Sigmund Freud (1856-1939), 1914.
http://classiques.uqac.ca/classiques/freud_sigmund/essais_psychanalyse_appliquee/01_moise_de_michel_ange/moise_de_michel_ange.html

Illustrations de la nouvelle de Sherlock Holmes, La Boîte en carton, dans le numéro de Strand Magazine de janvier 1893.
https://www.arthur-conan-doyle.com/index.php?title=The_Adventure_of_the_Cardboard_Box

Article de Marion François, « La vérité dans le sang : roman policier et connaissance », in Revue LISA / LISA e-journal, 2015.
https://journals.openedition.org/lisa/7175

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