Le roman policier, depuis son émergence dans la presse au milieu du XIXe s, s’est adossé à l’actualité et aux faits divers racontés dans les quotidiens et les hebdomadaires. Sans doute plus que d’autres genres littéraires, comme le fantastique, la science-fiction ou la fantasy qu’on classe habituellement dans « les genres de l’imaginaire », le polar est-il plus proche de la veine réaliste et même parfois de la veine naturaliste. Dans son ouvrage sur les Romanciers du réel, Jacques Dubois rattache le roman policier, et la série des Maigret de Georges Simenon en particulier, à « un grand laboratoire fictionnel où, au gré de multiples expériences de figuration, l'imaginaire le dispute au ‘réel’ ». Certains romans policiers des premiers temps comme le Double Assassinat dans la rue Morgue (1841) d’Edgar Allan Poe ou La Pierre de lune de Wilkie Collins (1868) comportent toutefois des éléments invraisemblables et entretiennent même une certaine proximité avec les récits fantastiques. Cependant, dès le début du XXe s, la fracture ne fait plus nette entre récits policiers incroyables et récits policiers réalistes, surtout avec la circulation du roman noir étasunien qu’on appelle le roman hardboiled, le qualificatif de « dur-à-cuire » se rattachant au caractère peu amène du détective de ces récits d’action. À propos de son prédécesseur et fondateur du hardboiled, Dashiell Hammett, Raymond Chandler dit qu’« il a sorti le crime de son vase vénitien et l’a flanqué dans le caniveau ». Chandler, lui aussi écrivain de romans hardboiled, exprime ainsi la distinction qu’il fait entre le roman à énigme à l’anglaise, bourgeois et encore souvent en huis-clos, et le roman noir étasunien plus ancré dans un contexte urbain et dans un certain réalisme social.
Lire la suite...Le fait divers et la presse aux origines du roman policier
Aux XIXe s, les histoires tragiques et faits divers parus dans les journaux servaient souvent de matériau pour les fictions criminelles : on pense bien sûr à Madame Bovary de Gustave Flaubert ou Thérèse Raquin d’Émile Zola. Le réalisme et le naturalisme sont ancrés dans cet imaginaire de la criminalité urbaine et des crimes crapuleux. Comme l’écrit Isabelle-Rachel Casta, on retrouve cette veine du « fait divers littérarisé » tout au long du XXe s. On pense d’un côté au magazine Détective en France qui romance les faits divers, et de l’autre, à des auteur.trice.s de fiction qui s’approprient les faits divers dans une veine très réaliste : le roman De sang-froid (1966) de Truman Capote est par exemple l’un des récits fondateurs du genre du true crime à la limite entre l’enquête criminelle et le documentaire. Capote y reconstitue les circonstances de l’assassinat d’une famille d’agriculteurs dans une petite ville étasunienne de la Bible Belt. Il va même à la rencontre de l’un des deux tueurs, Perry Smith. La tendance du true crime non fictionnel fasciné par la psychologie criminelle se retrouve plus récemment dans le roman L’Adversaire (2000) d’Emmanuel Carrère ou dans le film Zodiac de David Fincher (2007). Les nombreuses émissions télévisées qui reviennent sur des crimes marquants en présence des acteurs des drames, comme Faites entrer l’accusé, Enquêtes criminelles, Présumé innocent etc. sont aussi une déclinaison populaire du true crime. Comme pour la France et l’Angleterre, le journal papier et ses faits divers ont donc été le premier support de la fiction criminelle étasunienne, et les liens entre la fiction noire et le journalisme ne se sont jamais vraiment démentis. Les liens entre polar et journalisme d’investigation sont anciens. Dans les années 1940, de nombreux écrivains de polar étasuniens viennent du journalisme. Que l'on pense à William Riley Burnett, observateur de la jungle urbaine au moment de la Prohibition (The Asphalte Jungle, 1949) et qui a commencé par faire une école de journalisme, ou à James M. Cain, peintre de la classe moyenne rurale pendant la Grande Dépression (Mildred Pierce, 1941) et qui a longtemps écrit pour le Baltimore Sun. Jim Thompson a lui aussi écrit quelques articles pour des journaux locaux.
Dire les dessous de l’Histoire passée et récente
À la période contemporaine, de nombreux.ses auteur.trice.s sont encore très proches du journalisme et de l’investigation sociale. On peut citer Tony Hillerman, ancien journaliste étasunien qui devient universitaire et qui fonde le polar ethnographique dans les années 1970. Quant à David Simon, showrunner de la série The Wire (2002-2008), il a commencé, comme James M. Cain, en tant que journaliste au Baltimore Sun. La série télévisée The Wire explore, sur cinq saisons, les quartiers populaires de Baltimore et propose une fresque sociologique de ces espaces urbains gangrénés par les trafics de drogue. Si la structure criminelle est bien présente, puisque l’on suit une équipe d’enquêteur.trice.s, c’est néanmoins la justesse de la fresque historique et sociale de l’Amérique des années 2000 qui en fait l’une des séries les des plus primées et les plus acclamées par le public et la critique. Cette dimension de fresque historique est d’ailleurs aussi celle qui structure l’œuvre de James Ellroy. « The Dog » dépeint par exemple le Los Angeles des années 1940 et 1950 dans son Quatuor de Los Angeles (1987-1992) et revient sur des épisodes historiques marquants de l’Histoire étasunienne dans sa trilogie Underworld USA (1995-2009), construite de façon chronologique. Le roman noir, bien plus que le roman de détection, constitue donc bien souvent le lieu d’investigation du passé historique. Il est largement utilisé, en France comme aux États-Unis, pour fouiller dans les blancs de l’Histoire officielle et dénoncer les exactions et les crimes d’État. En France, les écrivain.e.s noiristes s’interrogent par exemple ces dernières années sur la période de la guerre d’Algérie. Didier Daeninckx l’explore du point de vue de la France dans Meurtres pour mémoire, publié en 1983 dans la Série Noire. Dans ce roman, Daeninckx revient le massacre de 1961 durant lequel une violente répression policière tua de nombreux.ses partisan.ne.s du FLN lors d’une manifestation pacifique. Dans Tu dormiras quand tu seras mort (2018), François Muratet envisage les « événements d’Algérie » de l’intérieur à partir du point de vue d’un jeune officier envoyé dans le djebel. Les personnages sont hantés par cette sale guerre dans Le Mur, le Kabyle et le Marin d’Antonin Varenne (2011), dans Djemila de Jean-François Vilar (2011) ou dans Après la guerre d’Hervé Le Corre (2014). La guerre d’Algérie constitue donc l’un des lieux de l’Histoire officielle revisités par le polar français contemporain. Il en existe bien sûr d’autres : Les Harmoniques (2011) de Marcus Malte décrit avec précision les crimes de guerres dans l’ex-Yougoslavie des années 1990. Aux États-Unis, certains auteurs, comme James Lee Burke dans Dans la brume électrique avec les morts confédérés (1993), exhument les cadavres de l’esclavage et de la Guerre de Sécession. Les fantômes des guerres de Corée et du Vietnam rejaillissent aussi dans le passé de certains personnages de la saison 3 de la série True Detective. La fiction noire joue donc le rôle de mémoire des traumatismes et d’archéologie de l’Histoire collective.
Mélancolie et critique sociale
C’est donc l’influence du roman noir venu des États-Unis qui va faire tendre le polar vers une peinture du réel. Le polar étasunien hardboiled, qui se popularise notamment au moment des crime waves dans les années 1920 avec la montée du gangstérisme et de la Prohibition, décrit alors un « univers déserté par la justice et la vérité », un « ordre social mauvais » et endosse une forme de « pessimisme métaphysique » comme l’écrit Benoît Tadié dans Le polar américain, la modernité et le mal. Les frontières entre le Bien et le Mal ont cessé d’être claires, le détective hardboiled navigue dans un univers interlope et fraye autant avec des malfrats éthiques qu’avec des policiers corrompus ou des femmes fatales duplices. Cet univers noir est caractérisé par ce que Philippe Corcuff appelle, dans Polars, philosophie et critique sociale un « dérèglement des cadres collectifs » au sein duquel les rapports sociaux conflictuels sont couplés avec des tensions raciales. Les personnages de romans noirs sont d’ailleurs très conscients de la fin d’un monde de valeurs ancrées et ils sont en proie à un désenchantement face à l’instabilité sociale et politique. Corcuff relie cette tonalité mélancolique qu’il retrouve chez des auteurs étasuniens comme James Lee Burke, James Crumley, Howard Fast, David Goodis, Dashiell Hammett, Craig Holden, Harrison Hunt, Craig Johnson, Dennis Lehane, Ross MacDonald et James Sallis à une « quête du chaos du sens ». Pour Corcuff, « fatalisme social et tragique existentiel [sont] encastrés » dans ces romans noirs étasuniens et « les fragilités existentielles s'abreuvent de fragilités sociales ». Pour Jean-Patrick Manchette, critique français de cinéma et de romans noirs dans les années 1970 et 1980, « le polar est la grande littérature morale de notre époque ». Pour Manchette, le roman noir s’apparente à un « chant tragique » qui met en confrontation le héros hardboiled désenchanté face au déterminisme social. Jean-Patrick Manchette est aussi le fondateur du néo-polar français qui, après l’échec de mai 68, propose une littérature critique et engagée. D’après Jacques Dubois, les auteurs français de néo-polars comme Pierre Siniac, A.D.G, Jean-Patrick Manchette, et leurs successeurs Didier Daeninckx (qui a aussi été journaliste local), Frédéric Fajardie, Thierry Jonquet, Jean-Bernard Pouy et Jean-François Vilar sont des « scénaristes expérimentaux du social ». Ils remettent la contestation au cœur du polar. Le néo-polar devient le lieu d’expression d'une sensibilité politique radicale avec un souci de description du quotidien, de la diversité des vécus sociaux notamment populaires, du chômage, de la précarité et de la violence et mettant à jour les maux de la société actuelle. Qu’il se rapproche du réalisme du XIXe s, de la fresque historique ou de l’investigation journaliste, le roman noir a une ambition d’exploration du réel souvent alliée avec un engagement politique marqué.
BIBLIOGRAPHIE
- Isabelle-Rachel Casta Pleins feux sur le polar, Paris, Kincksieck, 2012
- Philippe Corcuff Polars, philosophie et critique sociale, Paris, Textuel, 2013
- Jean-Patrick Manchette, Chroniques, Paris, Rivages, 2003
- Dominique Manotti « Polar et Histoire » in Manières de Noir, Rennes, PUR, 2012
- Benoît Tadié Le polar américain, la modernité et le mal : 1920-1960, Paris, PUF, 2006