En 1996, l’écrivain étasunien de romans noirs Daniel Woodrell sous-titre l’un de ses romans, Give Us a Kiss, « a Country Noir ». Dans la version française traduite chez Rivages/Noir par Michèle Valencia en 1998, le roman de Woodrell est intitulé Faite-nous la bise, un roman noir rural, avant que le sous-titre ne disparaisse dans les éditions postérieures. Le « Country Noir » devient ensuite un sous-genre littéraire et cinématographique aux États-Unis et en France désignant des fictions criminelles noires visuelles ou romanesques qui se déroulent dans des zones rurales et campagnardes. Le glissement du « Country » étasunien au « rural » français démontre cependant les différences culturelles qui existent entre ces deux aires géographiques.
Lire la suite...Daniel Woodrell, inventeur du « Country Noir »
Pendant de nombreuses années, Daniel Woodrell reste relativement peu connu du grand public. Sa trilogie du bayou est encore méconnue tout comme sa série des cinq romans des Monts Ozarks (Give Us a Kiss 1996, Tomato Red 1998, The Death of Sweet Mister 2001, Winter’s Bone 2006 et The Maid’s Version 2013). Cette série romanesque met en scène les habitant.e.s des Ozarks, région semi-montagneuse rurale marginalisée du Centre-Sud des États-Unis, vivant dans la pauvreté et survivant par la prostitution et les trafics de drogue. C’est l’adaptation cinématographique en 2010 du roman des Ozarks Winter’s Bone par la réalisatrice indépendante Debra Granik qui diffuse et popularise la production littéraire de Daniel Woodrell. C’est aussi à partir de ce moment-là que l’expression « Country Noir » connaît un véritable emballement médiatique et éditorial même si Daniel Woodrell renie son appellation :
Je veux bien que vous disiez de la Trilogie du Bayou qu'il s'agit de romans policiers. Je me suis intentionnellement glissé dans cette catégorie pour attirer certains lecteurs. J'aime beaucoup ce type de roman, et j'ai vraiment apprécié écrire ces livres. Mais ça me gênait beaucoup lorsque certaines personnes plaçaient Winter's Bone ou The Death of Sweet Mister dans la littérature de genre. On aurait dit que c'était juste ma réputation qui me poursuivait. L'expression « Country Noir » ne mérite plus d'être utilisée. Le noir a été́ rebattu à mort ces derniers temps, il y en a tellement de types maintenant. Et puis, je ne veux pas être obligé de coller à ma propre définition. (cité par Dwyer Murphy in « Daniel Woodrell: Southern Class », Guernicamag.com, 2013)
Malgré les réticences de son inventeur, d’un côté comme de l’autre de l’Atlantique, les maisons d’édition, les critiques littéraires, les amateur.trices, les fans, ainsi que certain.e.s auteur.trice.s eux.elles-mêmes vont s’emparer de cette étiquette de « Country Noir » pour qualifier toute une production de romans, de films et de séries télévisées noirs contemporains. On trouve dans ce vaste ensemble des œuvres comme les nouvelles de Frank Bill (Crimes in Southern Indiana, 2011), les romans de Chris Offutt (Country Dark, 2018), Benjamin Whitmer (Cry Father, 2016), Andrea Portes (Hick, 2013) ou Larry Brown (Joe, 2003) mais aussi des films des frères Cohen (No Country for Old Men, 2007) et de Jeff Nichols (Mud, 2012) ou encore des séries télévisées comme Breaking Bad (2008-2013), True Detective (2014-) ou Ozark (2017-).
Rural Noir ou Country Noir ? Un genre en formation
Cependant, aux États-Unis, l’expression « Country Noir » connaît de nombreuses appellations alternatives qui recoupent presque le même corpus d’œuvres : le rural noir (le Noir rural), la hick lit (littérature de péquenaud), la redneck lit (littérature de redneck), la grit lit (littérature du Sud), etc. Cette prolifération onomastique laisse à penser que le genre du « Country Noir » serait encore en formation. Dans Autopsies du roman policier, Uri Eisenszweig démontre par exemple que l’étiquette générique « roman policier » fut très longue à se stabiliser au début du XXe s. Elle était notamment concurrencée à l’époque par d’autres catégories comme la « criminal romance » et la « detective story » en Angleterre ou encore le « roman judiciaire » en France. Matthieu Letourneux remarque la même « hétérogénéité terminologique » (in « Le genre comme pratique historique », Belphégor, 2016) à propos des récits de science-fiction au début du siècle. Le genre du « Country Noir » est donc encore un genre en mutation. En France aussi l’appellation est ambivalente : en 2016, la publication dans la Série Noire du premier roman noir de Benoît Minville, situé dans la Nièvre et intitulé Rural Noir – titre qui reprend traduction de Michèle Valencia pour le roman de Woodrell « roman noir rural » – semble consacrer cette étiquette de « Rural Noir », contre celle de « Country Noir ».
Cependant quatre autres romans noirs sortent en France en 2016 qui semblent s’inscrire dans cette veine du Country Noir et qui sont d’ailleurs parfois référencés comme tel par les critiques littéraires : D’Ombres et de flammes de Pierric Guittaut (coll. Série Noire) remonte une filière mafieuse en Sologne, Aux Animaux la guerre (coll. Babel Noir), premier roman de Nicolas Mathieu, qui gagnera l’année suivante le prix Goncourt pour son second roman Leurs enfants après eux, dépeint la fermeture d’une usine dans les Vosges, Battues d’Antonin Varenne suit un garde-chasse, Rémi Parrot, au cœur d’une bataille immobilière dans une région reculée et enfin Grossir le ciel de Franck Bouysse – que les critiques présentent souvent dans le père du roman noir rural français – raconte un drame fratricide et paysan dans les Cévennes. Ces deux derniers auteurs, Varenne et Bouysse ont d’abord été publiés par Cyril Herry dans la collection « Territori » qui était à l’origine ancrée dans le Limousin et qui se revendiquait spécifiquement du « Country Noir » à la française. Cyril Herry a aussi publié Laurence Biberfeld, Séverine Chevalier et Patrick K. Dewdney qui relèvent du Country Noir dans certains de leurs romans.
Des imaginaires de la ruralité
Si le « Country Noir » est inventé par Woodrell en 1996, adapté par Granik en 2010 et repris ensuite dans le champ médiatique et éditorial en France comme aux États-Unis, il s’ancre néanmoins dans plusieurs traditions littéraires étasuniennes plus anciennes. Il hérite notamment de deux courants que sont le « Southern Gothic » et le « Nature Writing ». Du premier, le Country Noir reprend les motifs gothiques et fantastiques inscrits dans le paysage ainsi que le traitement de la monstruosité et du stigmate du Blanc pauvre du Sud, qu’il inverse. Le Country Noir se construit aussi en miroir avec le « Nature Writing » dont il reprend la vision très libertaire du héros solitaire face à la nature sauvage mais dont il détourne une certaine vision bucolique au profit d’une vision plus politique et parfois catastrophiste de l’environnement. Au-delà de ces deux traditions issues de la littérature étasunienne, le Country Noir est surtout l’héritier d’un courant moins légitime que Benoît Tadié appelle le « backwoods noir ». Pour Benoît Tadié, le « backwoods noir » est constitué d’un corpus de romans campagnards sudistes publiés dans les années 1950 dans des collections populaires en paperback comme Gold Medals ou Signet. Le backwoods noir constitue le sous-texte et l’inspiration principale du Country Noir étasunien contemporain, avec lequel il partage les représentations de la fracture villes/campagnes, comme l’explique Benoît Tadié :
Je voudrais suggérer l’ampleur de cette production et m’interroger sur le paradoxe en vertu duquel une industrie, le paperback, qui représente la quintessence d’une culture de masse produite par, et pour, une société́ d’après-guerre essentiellement urbaine, se focalise brusquement sur ce qui semble constituer sa parfaite antithèse : des histoires de criminels solitaires situées dans des lieux perdus et archaïques du Sud ou de l’Ouest, ou du Sud-Ouest, loin des grandes villes et de leurs périphéries, loin de cet univers de « cols blancs » qui s’affirmait, à la même époque, comme le paradigme dominant de la société́ américaine moderne – c’est-à-dire une société́ non seulement urbaine ou suburbaine mais aussi une société surveillée, rationalisée et conformiste. [...] Il forme d’ailleurs avec eux un contraste fascinant, car les personnages dociles qu’il décrit contrastent aussi parfaitement avec les criminels indomesticables des bayous que le col blanc s’oppose à la noirceur du country noir.
Aux États-Unis, le « Country » renvoie surtout à la culture paysanne blanche du Sud, en particulier par le biais de la musique Country encore très prégnante aujourd’hui. Les romans et les fictions visuelles de Country Noir, si elles trouvent effectivement une cohérence dans le cadre rural et l’intrigue criminelle, sont aussi liées entre elles par le tableau qu’elles proposent d’une population blanche très pauvre et marginalisée. On trouve notamment de nombreux portraits de hillbillies, ces Blanc.he.s vivant dans les montagnes des Ozarks qui s’apparentent, dans les imaginaires collectifs, à des sauvages isolés dans des espaces reclus et écartés du progrès et de la mondialisation, comme on peut les trouver par exemple dans des films comme Delivrance de John Boorman en 1972. À cet imaginaire horrifique du hillbilly des années 1970, le Country Noir contemporain vise au contraire à infléchir ces stéréotypes. Ron Rash par exemple, de One Foot in Eden (2002) à The Cove (2012), dépeint la condition des métayers blancs ruraux des années 1940 et 1950 en ne cessant de déconstruire les stigmates qui pèsent sur eux. Ces romans de Country Noir interrogent aussi la figure du « petit Blanc pauvre » dans les relations et les tensions qui existent avec la communauté noire-américaine. James Lee Burke, dans In the Electric Mist with Confederate Dead (1993) fait ressurgir la mémoire et la culpabilité de l’esclavage. Le Country Noir est une co-construction franco-étasunienne même si la réalité rurale, paysanne et campagnarde, est très différente d’un pays à l’autre. En France, la dimension raciale est moins marquée qu’aux États-Unis, au profit d’évocations d’une ruralité en déclin oubliée des décideur.euse.s politiques. Dans « Le roman noir français et les marges rurales : modalités, enjeux et évolutions. », Natacha Levet étudie cet aspect particulier de la ruralité français à partir d’un corpus qui compte Laurence Biberfeld, Franck Bouysse, Séverine Chevalier, Patrick Delperdange, Pascal Dessaint, Patrick K. Dewdney, Pierric Guittaut, Cyril Herry, Nicolas Matthieu et Antonin Varenne. Elle écrit que « le roman noir va au-delà d’une représentation réaliste, mimétique, des réalités démographiques, économiques et sociales : la marge n’est plus seulement un territoire à part, elle est une forme d’emprisonnement symbolique pour les personnages ».
BIBLIOGRAPHIE
- Brian R. Carpenter, Tom Franklin, Grit Lit: A Rough South Reader, Columbia, University of South Carolina Press, 2012.
- Alice Jacquelin, « L’enquête empêchée, le tragique dans le country noir contemporain », Actes du séminaire sur l'enquête du laboratoire ALEF de Rennes 2, Presses Universitaires de Rennes, à paraître.
- Natacha Levet, « Le roman noir français et les marges rurales : modalités, enjeux et évolutions. », à partir d’une communication lors de la journée d’étude « Quand le noir se met au vert », Université́ de Poitiers, 02/05/2018, in Revue Belphégor, à paraître.
- Benoît Tadié, « Les paradoxes du polar rural, de Faulkner à Whittington », à partir d’une communication lors de la journée d’étude « Quand le noir se met au vert », Université́ de Poitiers, 02/05/2018, Revue Belphégor, à paraître.