Le polar italien en jaune et noir
Comme dans le reste de l’Europe, les récits criminels arrivent en Italie par le biais de romans-feuilletons. La première série hebdomadaire de récits policiers est lancée en 1914 par les éditions Sonzogno sous le nom « I romanzi polizieschi ». Ces formats populaires se perpétuent dans les années 1920 jusqu’à la création, en 1929 aux éditions Arnoldo Mondadori, de la collection « I Libri Gialli » à la couverture jaune (giallo signifiant « jaune »), sous l’impulsion de Luigi Rusca, Enrico Piceni et Lorenzo Montano (Danilo Lebrecht). Les quatre premiers romans à bas coût publiés dans « I Libri Gialli » sont des traductions de l’anglais et de l’américain, qui donneront le ton au reste la collection : il s’agit de Il Mistero delle due cugine de Anna Katherine Green, La strana morte del Signor Benson de S. S. Van Dine, L’uomo dai due corpi d’Edgar Wallace et Il Club dei suicide de Robert Louis Stevenson. Le rythme de parution des « Libri Gialli »est d’abord bimensuel, puis mensuel et enfin bihebdomadaire grâce au succès populaire rencontré. Ce n’est qu’en 1946, à la suite des « Libri Gialli », qu’est créée la célèbre série des « Giallo Mondadori » qui reste la collection policière de référence en Italie, et qui donne son nom au roman policier italien : le giallo. Le roman policier n’est donc pas un roman noir mais un roman jaune en Italie.
Lire la suite...1930-1960 : les précurseurs
La tradition du récit policier est longtemps restée cantonné aux traductions en Italie. La production d’« écrivains locaux de romans policiers » est encore assez rare comme le remarque Jane Dunnet dans Italian Crime Fiction (2011). Elle note tout de même que le premier « vrai » roman policier italien nait en 1931 sous la plume d’Alessandro Varaldo (1878-1953) : il s’agit de Il sette bello publié chez Mondadori et mettant en scène le Commissario di Polizia Ascanio Bonichi. Ce roman réussit le tour de force d’allier les valeurs du régime fasciste au style wallacien de l’aventure urbaine quelque peu rocambolesque : quatre jeunes amis romains répondent un jour à l’annonce mystérieuse d’une belle femme extrêmement riche recherchant un jeune homme courageux… Le roman est un véritable succès national avec ses trois rééditions et ses 27 000 copies écoulées.
Il faut aussi mentionner l’œuvre prolifique de Augusto De Angelis (1888-1944) dont les quatorze romans mettent en scène la plupart du temps le Commissario Carlo De Vincenzi. Contrairement à Alessandro Varaldo, ce dernier subit cependant la censure du régime fasciste. Il est incarcéré en 1943 et sort affaibli de prison en 1944 avant de mourir dans une rixe sur fond de désaccords politiques.
Giorgio Scerbanenco (1911-1969) commence écrire sa série des « Arthur Jelling » dans les années 1940 sous le fascisme mais, comme le note Jane Dunnett, il est « à juste titre considéré comme le père du noir italien grâce à sa série ‘Duca Lamberti’ » qui dépeint l’Italie désenchantée des années 1960. C’est dans les années 1960 que les véritables fondateurs du roman policier italien établissent le genre. Les deux autres auteurs de la période qui ont permis le développement du roman policier italien sont Carlo Emilio Gadda (1893-1973), qui publie Quer pasticciacco brutto de via Merulana en 1957, roman dans lequel il dépeint la vie romaine sous le fascisme des années 30 sur fond d’enquête pour homicide, et Leonardo Sciascia (1921-1989), dramaturge à l’origine, qui écrit son premier roman policier en 1961, Il giorno della civetta, inspiré de l’assassinat d’Accursio Miraglia, un syndicaliste communiste, par la mafia dans un petit village sicilien soumis à l’omertà. On le comprend, le polar italien des premiers temps est déjà extrêmement politique et annonce l’importante veine réaliste à venir.
1970-1980 : entre giallo politique et littérature médiatique
Comme le note Maria Pia de Paulis-Dalembert dans L’Italie en noir et jaune (2010), dans les années 1970, « le giallo devient un instrument pour comprendre les transformations urbaines, s’intéressant aux dysfonctionnements et aux ruptures soudaines des équilibres sociaux ». Loriano Machiavelli commence à publier sa série du héros récurrent Sarti Antonio, un sergent de Bologne au sens éthique indéfectible mais aux faibles capacités de déductions. Le premier roman de la série, Le piste dell’attentato, sort en 1974, démontre l’engagement de gauche de Machiavelli, ancien dramaturge de théâtre politique. À partir de leur premier roman policier, La donna della domenica publié en 1972, le duo Carlo Fruterro et Franco Lucentini, « F & L », propose une critique sociale acerbe de la bourgeoisie turinoise. Le giallo devient le lieu d’une déconstruction de l’histoire officielle et dévoile l’envers du système. En un sens, le giallo met en intrigue la micro-histoire que Carlo Ginzburg appelle de ses vœux dans son essai anthropo-historique Il formaggio e i vermi en 1976.
Dès les années 1980 et grâce à l’énorme succès de Il nome della rosa d’Umberto Eco, polar érudit et médiéval, le polar italien s’ouvre au grand public mais ne devient un phénomène de masse que dans les années 1990 notamment avec le premier roman du maître contemporain du polar italien : Andrea Camilleri (1925-2019). Camilleri commence à écrire des romans policiers sur les conseils de son ami Leonardo Sciascia et publie La forma dell’acqua en 1994. Ce roman met pour la première fois en scène le Commissario Montalbano, en hommage à l’écrivain espagnol de polars, Manuel Vazquez Montalban. Dans la série du Commissario Montablano qui se déroule dans la petite ville fictive de Vigàta en Sicile, Camilleri joue avec le dialecte sicilien et met l’accent sur la cuisine locale. La série Montalbano, qui compte plus de quarante romans, est un immense succès et connaît plusieurs adaptations télévisuelles, entrant ainsi dans l’ère médiatique contemporaine.
2000-2010 : la structuration du polar italien en champ littéraire
À partir des années 1990, le polar italien se structure comme champ littéraire à part entière. Des collectifs d’auteurs s’organisent comme le Gruppo 13 de Bologne qui réunit douze auteurs dont Carlo Lucarelli, Loriano Machiavelli et Marcello Fois. Le collectif publie en 1991 I Delitti del Gruppo 13. La Scuola dei Duri de Milan est fondée en 1993 par Andrea G. Pinketts, Carlo Oliva, Richard Montanari et Barbara Garlaschelli, et le « mouvement-non mouvement » Neonoir est fondé à Rome en 1994 par Pino Blasone, Nicola Lombardi et Alda Teodorani. De nombreuses collections policières sont créées au sein des grandes maisons d’édition italiennes. La collection « Style Libero Noir » d’Einaudi, dirigée par Carlo Lucarelli et Luigi Bernardi, publie le roman à succès Romanzo Criminale du juge romain Giancarlo De Cataldo. Les éditions Sellerio publient les romans policiers de Santo Piazzese (I delitti di via Medina-Sidonia, 1996) et Gianrico Carofiglio (Testimone inconsapevole, 2002), et entament un travail patrimonial en publiant les œuvres d’Andrea Camilleri dans la collection « La memoria ». Quant aux éditions Garzanti, elles reprennent toute l’œuvre de Giorgio Scerbanenco dans la collection « Gli Elefanti ».
Le giallo italien se patrimonialise et devient un véritable « instrument d’analyse psycho-sociale » comme l’écrit Raffaele Crovi dans Le maschere del mistero. Les auteurs contemporains se saisissent des scandales d’État comme le Tangentopoli et les Mani Pulite, ils décortiquent les événements d’actualité comme le G8 de Gêne, le massacre de la Piazza Fontana, scrutent le passé douteux des années de plomb et dénoncent les exactions de la mafia comme dans Gomorra (2006) de Roberto Saviano. Ce dernier, recherché par la Camorra napolitaine, est mis sous protection policière et devient un héros national, salué entre autres par Umberto Eco. Ainsi, tous les domaines de l’enquête, « inchiesta » sont développés dans le « réalisme inquiétant » du giallo contemporain, comme l’écrit Crovi.
Bibliographie
- Raffaele Crovi, Le maschere del mistero : storie e tecniche di thriller italiani e stranieri, Florence, Passigli, 2000
- Laurent Lombard, « Le roman policier italien : entre mystère et silence », Revue Mouvements, 2001/3, (n°15-16), p.59-67
- Maria Pia de Paulis-Dalembert, L’Italie en jaune et noir, la littérature policière de 1990 à nos jours, Paris, Presses Sorbonne-Nouvelle, 2010
(voir les références bibliographiques des nombreuses études italiennes sur l’histoire du giallo et du noir en Italie historiques du genre en Italie in L’Italie en jaune et noir, 13 note °13). - Giuliana Pieri, Italian Crime Fiction, Cardiff, University of Wales Press, 2011