Localiser le genre
D’après Gunhild Agger, l’expression « Nordic Noir » est née au Scandinavian Department de l’University College of London (UCL) par la création d’un blog et d’un club de lectures « Nordic Noir » en 2010. L’appellation a ensuite été reprise par la presse critique au Royaume-Uni et réutilisée dans un documentaire de la BBC en 2010 intitulé Nordic Noir: The Story of Scandinavian Crime Fiction. Enfin, le distributeur britannique Arrow Films a déposé le site web « nordicnoir.tv » sur lequel on trouve notamment les trois premières séries Nordic Noir distribuée par l’entreprise au Royaume-Uni : The Killing, Borgen et The Bridge. Comme le remarquent Kim Toft Hansen et Anne Marit Waade, ce triumvirat de séries télévisées, souvent cité comme fondateur du Nordic Noir, n’est pas sans poser problème car la série Borgen est bien davantage une série politique qu’un polar ou une fiction noire. Le Nordic Noir recouvre donc davantage une catégorie marketing qu’une véritable unité générique : c’est un outil qui permet en fait de rendre compte du succès des séries nordiques sur le marché international.
Lire la suite...Un genre au succès à la fois global et local
Les universitaires expliquent le récent succès des séries télévisées policières nordiques par quatre facteurs. Le premier facteur est l’importance d’une tradition de littérature criminelle suédoise ancrée depuis les fondateurs Maj Sjöwall et Per Walhöö. Entre 1965 et 1975, ce duo d’auteur.trice.s a raconté en dix romans les aventures du détective suédois Martin Beck, rassemblées sous le titre Le Roman d’un crime. Pierre Sérisier remarque trois thématiques que Sjöwall et Walhöö ont laissé en héritage et qu’on retrouve dans les séries télévisées nordiques contemporaines : d’abord l’accent mis sur une équipe d’enquêteur.trice.s (qu’on retrouve dans Unit One, The Eagle et The Protectors), le mélange de préoccupations professionnelles et personnelles au sein de cette équipe (comme dans The Killing et The Bridge) ensuite, et enfin la critique de la société scandinave contemporaine sous-tendue par une incompréhension du personnage principal en constant décalage (comme dans Les Initiés mais aussi dans Millenium et Wallander). Le second facteur du succès du Nordic Noir, c’est la collaboration audiovisuelle ancienne des pays scandinaves, rassemblés à cinq pays – la Suède, la Norvège, le Groenland, le Danemark et les Iles Féroé – au sein de Nordvision en 1959. À partir de 1988, Nordvision s’est étoffé d’un fonds spécifique et s’est attaché un acheteur important à travers le marché de la ZDF allemande. Le troisième facteur est le dynamisme et l’influence de l’institution publique DR (Danmarks Radio) qui, à partir des années 1990 et sous la direction du scénariste Rumle Hammerich, s’est ouverte aux techniques scénaristiques et industrielles hollywoodiennes de production de séries télévisées. Comme l’écrivent Hansen et Waade : « Donc, si la fiction criminelle suédoise a ouvert la voie au succès de la littérature scandinave policière, c’est bien la fiction de DR dans les années 2000 qui a permis d’asseoir fermement la place de la fiction télévisée nordique à l’international ». Enfin, le dernier facteur repéré par Sérisier est que la fiction danoise non seulement ne produit que des œuvres originales (jamais d’adaptations), ce qui la pousse à la créativité, mais encore elle pratique volontiers et depuis longtemps le crossover entre le cinéma et la télévision comme le prouve la mini-série Riget/L’Hôpital et ses fantômes réalisée par Lars Von Trier en 1994. Cette série filmée en sépia est un ovni télévisuel esthétiquement plus proche de Twin Peaks que de la série Urgences sortie la même année sur le même thème hospitalier.
Malgré ces quatre facteurs, le récent succès des séries nordiques est étonnant car il suppose une opération de sous-titrage qui reste un obstacle à l’exportation, contrairement aux romans facilement traduisibles. Ce paradoxe est compréhensible par trois éléments. On note d’abord le goût prononcé des Danois pour de ce que Hansen et Waade appellent les « domestic dramas » : la production de séries danoises est ainsi assurée par un marché intérieur important. De plus, les séries nordiques comme The Killing et The Bridge, respectivement en danois et en suédois, visent un public international de niche que sont les occidentaux riches, éduqués et intéressés par des fictions étrangères sous-titrées. Ces deux séries font ainsi office de game changer en concurrençant l’avantage linguistique de l’anglais sans néanmoins le renverser totalement. Pour Sérisier, cette barrière de la langue est d’ailleurs une fausse barrière puisque les fictions nordiques s’adressent à tous les citoyens occidentaux grâce aux problématiques politiques communes traitées. Enfin, et dernier élément expliquant le paradoxe du succès de séries nordiques sous-titrées, de nombreuses fictions policières nordiques ont connu des adaptations et des remakes qui ont permis une réappropriation culturelle et un réajustement linguistique : c’est notamment le cas de la série suédoise Wallander qui a connu une adaptation britannique, du premier film de la saga Millenium et des séries The Killing et The Bridge qui ont connu des remakes étasuniens, enfin The Bridge a aussi été réadaptée dans le contexte frontalier franco-britannique dans la série Tunnel. La maison de production britannique Yellow Bird, qui est à l’origine des remakes de Wallander et Millenium, se spécialise d’ailleurs dans ces réadaptations culturelles. Son slogan prouve cette ambition de diffusion globale : « We turn bestsellers into blockbusters ».
Paysages nordiques et esthétique gothique comme marque de fabrique
Un phénomène médiatique récent consiste à accoler un nom de lieu ou de région à la catégorie de « Noir » : on parle aujourd’hui volontiers de Celtic Noir, Mediterranean Noir, Louisiana Noir, et bien sûr de Nordic Noir. Pour Hansen et Waade, cela marque l’importance des lieux et des espaces dans les fictions noires contemporaines, la scène de crime constituant d’ailleurs la référence spatiale séminale : « Avec la fiction criminelle devenue une marque internationale, il n’est pas très étonnant que des récits localisés soient localement utilisés pour marketer des lieux » écrivent les auteur.trice.s. Ces sous-genres du Noir, classés ainsi par régions, sont en fait rapprochés dans des catégories à cause d’une « couleur locale » commune (Eichner et Waade). Les frontières entre les localités réelles et fictionnelles deviennent alors floues, ce qui constitue une valeur marchande d’importance pour les municipalités et les régions dépeintes dans les séries télévisées en termes d’attractivité touristique. Les paysages deviennent des « mediascapes » selon le concept d’Arjun Appadurai et la Nordicité (Nordicness) un argument de vente. Pierre Sérisier remarque que les fictions nordiques renouvellent une forme d’exotisme disparue des produits culturels étasuniens et permettent de populariser un univers mal connu des spectateur.trice.s. Le dépaysement est thématisé dans la série Lilyhammer qui met en scène l’exil d’un gangster new-yorkais vers les steppes du Nord dans le cadre d’un projet de protection du FBI. Il se retrouve confronté à « la décentralisation et la fascination pour la nature [qui] sont deux caractéristiques essentielles de la culture locale » écrit Sérisier. Dans Fortitude, l’environnement du cercle polaire devient une menace qui nécessite d’excellentes capacités d’adaptation, tout comme dans le film norvégien Insomnia (1997) adapté par Christopher Nolan en Alaska (2002). La Nature sauvage est aussi au cœur de la série Trapped, la série islandaise la plus chère à ce jour (6,5 millions pour 10 épisodes) qui est un huis-clos criminel situé dans le village perdu de Seydisfjördur.
La mélancolie des paysages nordiques est le critère esthétique principal qui confère au Nordic Noir sa « couleur locale ». Comme l’écrit Glen Creeber :
Ces fictions sont spécifiques par une esthétique en basse luminosité (référence explicite au film noir) qui s’allie avec un rythme lent et mélancolique, avec diverses couches narratives ainsi qu’avec un intérêt pour le dévoilement des sombres soubassements de la société contemporaine. Ce genre est aussi associé à des séries comptant de nombreux épisodes, ce qui permet au mystère criminel central de jouer un rôle de catalyseur autour duquel s’agrègent un grand nombre d’autres intrigues et thèmes (souvent éthiques, sociaux ou de nature politique). Ces questions sont reflétées le plus souvent par un intense ressenti des lieux (sense of place), les paysages énigmatiques et arides symbolisant bien souvent l’état psychologiquement troublé des détectives.
Creeber fait ainsi du paysage nordique un « paysage-état d’âme » mélancolique qui déteint sur toute la narration, aussi bien sur les personnages que sur le message social critique porté par la fiction. Jensen et Waade ne disent pas autre chose quand elles précisent que les séries nordiques font « un usage spécifique de l’imagerie nordique et d’un sentiment de mélancolie ».
Ce sentiment mélancolique est lié à ce que Sérisier appelle une « esthétique négative » à l’œuvre : « Les séries nordiques entretiennent un cousinage avec les récits gothiques caractérisés par le mystère et l’emploi d’une esthétique négative qui exprime l’état de délabrement intérieur, la vulnérabilité et la tension psychique des héros ». Cette esthétique gothique négative et transgressive est présente dans The Killing mais surtout dans The Bridge. Dans cette série, le pont entre la Suède et le Danemark fait office d’architecture gothique, à la fois effrayante, gigantesque et sublime. Il joue aussi le rôle de seuil et de frontière entre les deux pays mais aussi entre le quotidien et l’horrifique. Le meurtre initial de la série, absolument gothique et transgressif, sape totalement les codes de la compréhension rationnelle. Ce type de meurtre dénote l’excès moral du criminel monstrueux et traduit la fascination et l’anxiété d’une société scandinave qui ne peut plus se concevoir comme pacifique et exempte de crimes. L’atrocité des crimes du tueur en série dans Jour Polaire, série franco-suédoise diffusée sur Canal +, est là encore le signe d’une angoisse sous-jacente et d’une critique sociale de fond.
Un genre critique des sociétés scandinaves
Depuis l’assassinat en pleine rue, en 1986, du Premier Ministre suédois Olof Palme au sortir du cinéma, une « culture du crime » (Agger et Waade) a émergé dans les pays scandinaves et s’est reflétée dans une importante production de polars nordiques. Les pays scandinaves ont pris conscience d’une violence inscrite au cœur de leurs démocraties sociales. La série danoise The Protectors par exemple, centrée sur la police du renseignement danois, interroge la montée de l’extrême-droite et questionne la capacité d’assimilation par la société danoise de cultures étrangères. Une série diffusée sur TV2 comme Occupied de Jo Nesbø, série norvégienne actuelle la plus onéreuse (11 millions d’euros), propose un scénario d’anticipation dans lequel les Russes mettraient la main sur le pétrole norvégien et obligeraient ces derniers à coopérer pour récupérer leurs ressources, faisant ainsi écho au passé historique de la Norvège sous contrôle nazi durant la Seconde Guerre mondiale. La vulnérabilité paradoxale de la Norvège ainsi qu’un questionnement sur l’indépendance par rapport à l’Europe, parfois assimilée à un isolement ou un repli sur soi, sont au cœur de cette série. Au-delà de ces thrillers politiques, les productions mettant en scène des tueurs en série envisagent le « monstre » comme partie intégrante du corps social, comme c’est le cas dans Traque en série : « Nous chassons la bête mais nous attrapons l’homme » explique l’enquêtrice Katrine Ries Jensen. Barry Forshaw souligne à quel point les séries Nordic Noir mettent en scène le déclin de l’état providence, des sociétés égalitaires et pacifiées scandinaves et les dérives possibles vers des politiques tentées par le repli sur soi et la montée de l’extrême droite.
L’autre critique portée par les fictions policières de Nordic Noir concerne le renversement des stéréotypes de genre entre les personnages masculins et féminins. Le modèle d’égalité entre les sexes qui existe dans les pays scandinaves se reflète dans ces fictions noires. Barry Forshaw remarque la déferlante d’une « armée de détectives femmes », qu’il lie avec l’importance joué par les paysages et le milieu naturel :
En ce qui concerne les questions de genre, c’est le domaine qui se démarque le plus des domaines britannique et américain : contrastant avec les décors urbains, les toiles de fond bucoliques des territoires nordiques remplissent une fonction bien plus complexe qu’une simple évocation spatiale. Le genre bourgeonne d’une armée de détectives femmes qui sont parfois dépeintes en adéquation avec le milieu naturel de la campagne scandinave.
Pierre Sérisier remarque de son côté la montée en importance des « working class heroes », ces héro.ïne.s familier.e.s et quotidien.ne.s, bien souvent incarné.e.s par des femmes. La transgression des stéréotypes de genre peut aussi avoir lieu au sein du caractère même des personnages : dans The Bridge par exemple, le jovial policier danois Martin Rhode se place du côté des pulsions incontrôlables, alors qu’au contraire l’inspectrice suédoise Saga Nóren incarne la froide rationalité pragmatique, se rapprochant ainsi du modèle du détective hardboiled.
BIBLIOGRAPHIE
- Glen Creeber, « Killing us softly: Investigating the aesthetics, philosophy and influence of Nordic Noir television », The Journal of Popular Television, 2015/3, p.21-35
- Barry Forshaw, Death in a Cold Climate: a Guide to Scandinavian Crime Fiction, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2012
- Kim Toft Hansen, Anne Marit Waade, Locating Nordic Noir. From Beck to The Bridge, Cham, Palgrave MacMillan, 2017
- Tommy Gustafsson, Pietari Kääpä, Nordic Genre Film. Small Nation Film Cultures in the Global Marketplace, Edimbourg, Edinburgh University Press, 2015
- Pierre Sérisier, L’empire de la mélancolie, l’univers des séries scandinaves, Paris, Éd. Vendémiaire, 2017